Je me souviens de Munfayl.
Je me souviens de son soleil jaune, de ses orages imprévus, des éruptions de flammes qui illuminaient le ciel noir comme des gerbes infernales.
Je me souviens de Morè, planète pâle et sinistre, blafarde comme la Mort.
Je me souviens de Samson, Coriolis trapue qui tournait sans cesse sur elle-même, lentement, en une pirouette obstinée et solitaire.
Je me souviens du ballet des chasseurs à l’entrée de la boîte aux lettres.
Je me souviens des pads de décollage, et des pilotes qui marchaient en silence vers leur vaisseau.
Je me souviens que je fus autrefois l’un des leurs.
Bientôt, ces fragments de ma mémoire seront dispersés à tout jamais dans le néant. Il me reste si peu de temps. Je veux me rappeler encore.
Boost, boost, et quatre pips vers les armes…
*
J’étais aux abois à cette époque. Les Black Birds venaient de me chasser. Un verre de trop, un mot un peu vif à un officier, un coup de plasma sur la coque de son Anaconda… j’avais beau être un bon mercenaire, les Oiseaux noirs de Munfayl ne plaisantaient pas avec la discipline. Ils détruisirent mon Fer-de-Lance au canon électrique. J’ai tout perdu ce jour-là : je n’avais pas de quoi payer la franchise de l’assurance. J’achetai à crédit un Hauler, minuscule péniche tout juste bonne à faire un peu de cabotage, et je me hâtai de m’enfuir avant que les gros bonnets du Consilium n’aient l’idée de me passer en conseil de guerre.
Je pris la direction de l’Empire. Pour gagner de quoi m’acheter au moins quelques cartouches alimentaires, j’étais réduit à jouer les taxis du côté de Karid. Je n’étais pas trop regardant sur les clients. Des réfugiés, des criminels parfois. J’avais réussi jusqu’ici à échapper aux ennuis. Le Hauler n’était pas si mauvais pour le trafic clandestin, il était léger et savait sauter loin. Mais je ne roulais pas sur l’or. Je n’avais même pas fini de rembourser mon tacot.
Un jour que je faisais relâche dans le système Orang, je reconnus une voix dans l’intercom : un de mes anciens amis de Munfayl, en qui j’avais confiance, me proposait une affaire juteuse. « Vingt millions pour une mission sans risque : transporter discrètement un VIP un peu spécial, sur quelques dizaines d’années-lumière… C’est un tuyau en or. Mais il faut faire vite. » Je n’hésitai pas. Une somme pareille me remettrait à flot. Quelques risques ne me faisaient pas peur.
Je me rendis aussitôt au rendez-vous qui m’avait été fixé, dans le système Caucini. J’attendais, accoudé au zinc du seul bar disponible, sur la station planétaire de Kube-McDowell. Derrière moi, de gros rires fusaient et les verres s’entrechoquaient. Mon contact accusait déjà une heure de retard. Lassé de patienter, je laissais mon regard se perdre au travers des larges fenêtres qui me séparaient du vide mortel. Dehors, au delà du générateur électrique, on ne voyait, à l’infini, que les rouleaux inertes d’une poussière ocre: un océan monotone dont les ondulations immobiles prenaient, à la lueur lointaine d’une étoile pourpre, des reflets d’ambre et de sang. Pas un souffle de vent pour animer ce désert hostile. Les tempêtes étaient ailleurs, là-bas, au loin : la planète gazeuse Caucini 4, que tourmentaient les cyclones d’hélium et les ouragans de soufre, venait de se lever sur l’horizon, ponctuant de gris turquoise l’obscurité du ciel.
Une malédiction planait sur ces météores somptueux qui brillaient au loin ; car cet astre démesuré, maléfique comme autrefois Saturne, était serti d’anneaux immaculés de métal pur – un trésor qui attisait la convoitise de bien des hommes. Dans le bar miteux de cet outpost planétaire, sur cette terre de personne, les buveurs étaient encore tous frères – ils étaient tous pilotes. Ils vidaient bock sur bock, plaisantaient et fanfaronnaient. Mais bientôt, ils prendraient les commandes de leurs appareils, et tout changerait. Dès qu’ils auraient décollé, la géante aux tempêtes jetterait sur eux ses sortilèges. Ses anneaux les emprisonneraient aussi sûrement que le feraient ceux d’un serpent. Là haut, parmi les astéroïdes qui ceinturaient Caucini 4, ils seraient mineurs ou pirates, chasseurs ou chassés, prêts à tout pour s’emparer d’un fragment d’or ou d’une pépite de platine. Oui, ils s’entretueraient pour une paillette de palladium ou un éclat d’argent. Le métal était leur drogue et leur poison. Ou plutôt, leur dieu aux desseins impénétrables: aux uns, il donnerait la gloire et la richesse; aux autres, la mort. Je les plaignais en silence. J’étais pauvre et minable sans doute ; mais au moins, je n’étais pas ensorcelé par des chimères.
Le temps passait. Je n’escomptais plus rien de mon rendez-vous, et je m’apprêtais même à quitter les lieux, lorsque je vis par la verrière un vaisseau gigantesque se poser sur la zone d’atterrissage. C’était un Cutter impérial, bâtiment splendide dont je devinai le nom inscrit sur le fuselage : le Mandrake. Son numéro d’identification était orné d’un aigle surmonté d’une couronne et entouré de lauriers. Il était rare qu’un planétoïde comme celui-ci reçût la visite d’un astronef aussi luxueux, destiné habituellement au transport des dignitaires impériaux. Je décidai donc de rester encore un peu, et je commandai une autre bière. Quelques instants plus tard, une femme vint occuper le haut tabouret à côté du mien. Droite, altière, assez âgée, elle était vêtue d’une longue robe noire rehaussée de fourrure aux épaules. Une tenue qui contrastait avec les combinaisons de vol que portaient les pilotes autour de nous. Son air aristocratique puait l’Empire à plein nez. Elle m’aborda par mon nom.
– Ne perdons pas de temps en civilités. Allons droit au but.
Elle parlait du ton de celles qui ont l’habitude de se faire obéir.
– Vous connaissez la nature de votre mission. Avez-vous équipé un vaisseau comme nous en avions convenu?
– Oui, Madame, tout est prêt.
J’avais en effet préparé le Hauler comme on me l’avait demandé, en privilégiant la portée de saut hyperspatial. J’avais allégé tout ce qui était possible de l’être : moteurs, bouclier, générateur, coupleur de puissance. Nous allions voler dans un vaisseau en carton – une chips, comme disaient les technodons de Munfayl. Le seul module correct sur cette épave était le réacteur d’Alcubierre, celui qui permettait de bondir d’une étoile à l’autre. Il avait été bricolé par l’ingénieure Felicity Farseer, celle qu’on appelle parfois la sorcière de Deciat. Grâce à lui, je dépassais les quarante années-lumière à vide. J’avais aussi conservé, par principe, un laser à pulsation de classe 1, mais je savais bien qu’il ne me servirait à rien en cas de mauvaise rencontre.
– Je n’attends que mon passager, poursuivis-je.
Elle me fixa tranquillement dans les yeux avant de me répondre.
– Votre passagère, plutôt. C’est moi.
Je la regardai plus attentivement, et je la reconnus sans doute possible : oui, la femme assise au comptoir n’était autre que la sénatrice Zemina Torval, l’un des leaders de l’Empire. On disait qu’elle avait déjà largement passé les cent ans, mais de coûteux traitements génétiques lui donnaient l’allure d’une sexagénaire encore fringante. Que faisait-elle ici, sans escorte, dans ce troquet perdu au milieu de nulle part? Elle plissa les yeux devant mon air interloqué, et se décida à m’en dire plus.
– Mes services de sécurité pensent que je serai victime d’un attentat au cours de mon voyage vers Synteini. J’ai donc décidé de laisser l’équipage du Mandrake affronter d’éventuelles menaces, et je terminerai le trajet avec vous. Vous serez très largement dédommagé si j’arrive à bon port. Vous le savez déjà, je pense.
J’étais éberlué. Quoi ! j’avais été choisi pour emmener jusque dans sa capitale la richissime et puissante Zemina Torval ! Personne ne connaissait le montant de sa fortune, tout entière bâtie sur le commerce d’esclaves à grande échelle. Elle contrôlait des dizaines de systèmes, où elle faisait régner un ordre implacable, à l’aide d’une flotte impressionnante. Ses indestructibles forteresses volantes réprimaient dans le sang la moindre velléité de révolte.
Je jugeai qu’il n’était guère prudent pour une responsable en vue de s’afficher ainsi, sans protection, dans ce bistrot interlope. Je jetai un coup d’oeil circulaire à la salle : les clients, absorbés sans doute par leur mirage de richesses, poursuivaient leurs conversations ; ils ne semblaient pas prendre garde à la grande dame aux cheveux courts et argentés qui se tenait au zinc, droite et raide, plus habituée sans doute des élégants salons de thé d’Achenar que des troquets de la Frontière. Malgré tout, il valait mieux être prudent et ne pas traîner dans ce bouge.
– Ne perdons pas de temps, Madame. Mon Hauler nous attend quai 5. Une fois à bord, je vous ferai entrer dans la cabine. J’aime autant vous prévenir : vous voyagerez en classe économique.
– Ne vous inquiétez pas pour cela.
Je réglai mes bières, et nous parcourûmes les souterrains qui menaient au spatioport. Nous y parvînmes au moment où le Mandrake décollait. Le Cutter était non seulement luxueux, élégant et racé, comme tous les vaisseaux qui sortaient des chantiers navals de Gutamaya : c’était aussi un navire solide, rapide et bien défendu par une batterie d’armes lourdes. Je me demandais ce que pouvait craindre la sénatrice pour préférer mon Hauler à ce monstre d’acier quasi invulnérable. Mais peu m’importait : pour vingt millions, je l’aurai menée à Colonia si elle l’avait souhaité.
Je grimpai à bord de mon appareil, je m’installai dans le siège et ouvris l’accès à la cabine. Je vérifiai par la caméra de l’intercom que ma passagère était à son tour montée dans le vaisseau.
– Attachez votre ceinture, Madame. Nous allons partir.
Je me hâtai de lancer le décollage. J’enclenchai rapidement la super-navigation pour échapper à l’attraction de la planète.
Les choses se gâtèrent presque aussitôt. J’aurais pourtant dû me douter que cette expédition ne serait pas la partie de plaisir qu’on m’avait promise. Aussitôt sorti du puits gravitationnel, un Navire d’Assaut Fédéral tenta de me faire quitter la vitesse-lumière. J’évitais l’interdiction, et je passai aussitôt en hyperespace, mais je ne réussis pas à le semer. Il répéta la manœuvre peu après mon arrivée à la prochaine balise de navigation. J’esquivai cette nouvelle attaque, et je réussis à gagner le système suivant prévu sur mon itinéraire. Mais cette fois, ce fut un Eagle, maniable et véloce, qui entreprit de m’arrêter. Et, quoi que j’aie pu tenter pour déjouer sa tentative, il parvint à ses fins : le réacteur du Hauler stoppa net, dans un grand craquement, et je me trouvai désemparé dans l’espace.
Je me levai de mon siège, et me ruai vers la cabine de ma passagère. Je trouvai ma cliente étrangement immobile, assise sur le bord de la couchette. Ses yeux étaient vagues et gris. Elle avait perdu cette autorité naturelle qui se dégageait tout à l’heure de sa personne. Était-elle paralysée par l’épouvante ? Je m’approchai. Elle ne broncha pas. Je passai le plat de ma main devant ses yeux. Elle ne cilla pas. Soudain je compris : c’est un clone que j’avais fait monter à bord et que j’emmenais à Synteini ! La substitution avait dû avoir lieu au moment où j’avais pris les commandes et où j’avais ouvert la porte de la cabine passager. Tout avait dû être calculé à la seconde près par les gardes du corps de la sénatrice. La vraie Zemina Torval devait maintenant être bien loin, en sécurité à bord du Mandrake. Je comprenais enfin pourquoi cette cacique de l’Empire tenait à être vue en ma compagnie au bar de Caucini : elle voulait à dessein attirer sur moi l’attention de tous les terroristes de la galaxie. Et elle avait réussi. J’étais tombé dans le plus stupide des panneaux. La cupidité m’avait perdu. Mes chimères ne valaient finalement pas mieux que celles des chercheurs d’or de Caucini.
Je regagne le siège du pilote, et je rattache ma ceinture. J’évalue rapidement la situation : je n’ai pas la moindre chance de me tirer de ce piège. En face de moi, quatre Corvettes sont sorties de supercruise et déploient déjà leurs points d’emport – des canons qui doivent faire la taille de mon vaisseau. Elles m’encerclent. Elles sont bien trop près pour que je tente de sauter jusqu’à l’étoile la plus proche. Je me souviens de Munfayl. Je me souviens que je fus un Black Bird. Je ne tenterai pas de fuir. Je n’ai pas peur de la mort. Je suis la Frontière.
Boost, boost, et quatre pips vers les armes…
Ce 10 mars 3304