HIP 17692, Blackmount Habitation, 9 janvier 3304
Le technodon s’en tamponnait le coquillard des grands panneaux “interdiction de fumer”. Bah! Quel agent aurait eu le culot de lui faire éteindre son cigare? C’était une grande gueule, mais on le respectait. Il connaissait son affaire. En échange de quelques Kamitra de contrebande — il ne fumait que de l’AOC roulée à la main — il t’équipait un vaisseau aux petits oignons. Il avait les ingénieurs à la bonne. Il connaissait toutes leurs astuces. C’est à lui, et à quelques-uns de ses semblables, que les Black Birds devaient leur légendaire suprématie aérienne, et leurs victoires récentes contre les Thargoïds.
Il s’était personnellement occupé de préparer le Red Axe et contemplait, flegmatique, l’imposante épave, en tirant sur le non moins imposant cylindre interstellaire qui lui ruinait les poumons. Pour sûr, elle avait morflé, la forteresse volante. Pas dégoûté, le technodon passait la main sur la morve verte de thargo qui attaquait ce qui restait de coque encore intacte. Son gant renforcé se mit aussitôt à dégager une fumée plus épaisse que celle du cigare qu’il tenait dans son autre paluche. Il s’adressa à la jeune recrue BBA qui faisait ses armes dans les Pléiades.
— Tu vas me nettoyer tout ça. Et tu donneras un coup sur le pad quand tu auras fini. C’est la propreté des pads qui fait la grandeur des factions. Et ça forge le caractère. Je m’occuperai des modules internes quand tu m’auras fait brûler toutes ces chiures d’alien.
Il décida d’inspecter le reste du bâtiment. Il grimpa sur la structure, et secoua la tête en contemplant l’état du générateur. C’est alors qu’il vit Luc Delavallée pénétrer dans le hangar juste au moment où l’équipage quittait en silence le vaisseau. Il avait l’air de mauvais poil, le chef de la sécu. Il retint l’handicapé pendant que les autres franchissaient la porte du dock.
Le technodon ne tenait pas à surprendre leur conversation. Il s’en fichait de la politique du Consilium. Il faisait son boulot, c’est tout. Mais il ne pouvait pas non plus se boucher les oreilles. Et c’est que ça gueulait, en bas. Échafaudé au sommet du vaisseau, il finit par s’accrocher à un point d’emport, s’assit à califourchon, et jeta un coup d’oeil en tirant de sa poche un autre cigare, ainsi qu’un petit objet circulaire.. “Tiens, se dit-il, voilà le gorille qui s’en prend à l’éclopé. C’est pas bien ça, c’est pas bien”.
— Uriel, vous aviez pour mission d’éviter toute difficulté et toute prise de risque.
— On se calme. J’avais promis de la ramener. Tu vois, je te la rends en un seul morceau ta gonze. C’était pas la peine de numéroter ses abattis.
— Uriel Pineout, je vous arrête pour mise en danger délibérée de la personne de notre Porte-Parole. Vous aurez à en répondre devant le Consilium.
— Ca va, laisse tomber tes grands airs coincés, elle n’a rien. Et tu sais quoi? Elle a rudement aimé ça, se frotter à de l’alien. J’ai vu ses yeux pendant qu’on enculait ce salopard. Eh bien, je te le dis: elle a pris son pied comme jamais, ta protégée. Une Porte-parole qui monte au feu, c’est pas tous les jours que çà arrive. Les p’tits gars qui crèvent pour elle à qui mieux mieux vont l’adorer. Mais toi, n’est-ce pas, le pilotage, t’en a plus rien à foutre? T’as les chocottes à zéro à l’idée de glisser dans un cockpit? T’as tort. Et même, tu devrais te balancer le manche de temps en temps, ça te ferait du bien. T’as beau porter un uniforme, tu seras jamais qu’un péquin, Delavallée.
Uriel fit rouler son fauteuil jusqu’à la sortie, tandis que Luc, blême, le suivait des yeux, les poings crispés, impuissant et fou de rage.
C’est à ce moment que le technodon, toujours perché sur l’Anaconda, trancha la tête du cigare d’un coup de sa guillotine.
…
Epilogue – Le départ
Alexandra, en tenue de voyage, attendait, debout, dans un grand hall d’embarquement métallique, froid et désert. Par la grande baie qui s’ouvrait devant elle, la porte-parole du nouveau Consilium contemplait en silence les structures sombres qui constituaient la station planétaire. La lumière bleue de l’étoile, rasante, peinait à éclairer les bâtiments fédéraux. Tout autour du cratère où avait été installé Blackmount Habitation, les montagnes projetaient de longues ombres inquiétantes.
Protégée du vide par l’immense fenêtre, Alexandra suivait des yeux quelques drones de surveillance qui arpentaient les allées en faisant s’envoler des nuages de poudre bleuâtre. Elle voyait atterrir de temps à autre, avec un mélange de fierté et de culpabilité, des vaisseaux arborant l’insigne des Black Birds, la coque défoncée, couverte de traces de corrosion. Ceux-là, tant bien que mal, étaient rentrés à bon port. Combien ne reviendraient jamais ? Elle savait désormais ce que ces pilotes pouvaient ressentir.
Jusqu’ici, dans ses discours officiels, elle n’avait jamais manqué de féliciter ses commandants pour leur « bravoure » et leur « courage » ; mais ce n’était que des mots, des phrases convenues et creuses, comme le sont trop souvent celles que prononcent les politiciens ignorants. Désormais, elle savait. Elle avait connu la peur, la concentration, le frisson du moment où le tireur verrouille la cible et appuie sur la détente. Elle avait goûté le plaisir de la victoire, et, plus encore, la joie un peu sauvage d’avoir survécu. Elle avait le sentiment d’être des leurs désormais.
Uriel, qui venait d’entrer dans le hall, toussota pour signaler sa présence.
– Je suis venue vous saluer, Madame la Porte-parole. L’on m’a dit que le Red Diamond devrait être prêt dans quelques minutes, et que le moment du départ est venu.
– Merci Uriel.
Le responsable des opérations de la DAX s’approcha, vint se placer à côté du chef du Consilium. Lisait-il dans les pensées de celle qui fut la veille son officier d’artillerie ?
– Alexandra, vous n’êtes pas une Black Bird, assena-t-il sans sommation.
La porte-parole se tourna brusquement, fronça le sourcil, et rétorqua, un peu vite et un peu trop sèchement.
– Plaît-il ?
– Je vous vois ici, songeuse, taciturne, solitaire. Non, vous avez beau avoir descendu un Thargoïd, vous n’êtes pas une Black Bird. Vous ne resteriez pas ici, toute seule, à vous morfondre devant ce paysage désolé. Vous seriez avec les autres, à rire, à parler, et à boire !
– Uriel ! Sérieusement, vous voudriez que je rejoigne cette bande de soiffards qui passent au bar tout le temps où ils ne volent pas ?
– Des soiffards qui sont à vos ordres, Alexandra. Qui boivent pour oublier qu’ils sont mortels, et qu’ils ne rentreront peut-être pas toujours. Et qui ne font pas que se noircir. Ils racontent aussi des histoires. Si vous saviez… tellement d’histoires ! Il y en a même qui chantent.
La porte-parole sourit.
– Qui chantent ? Vraiment ?
– Oh pas très bien, je le reconnais. Mais ce n’est pas ça qui est important.
Alexandra s’accroupit près du fauteuil d’Uriel. Elle regarda le joli visage de l’officier supérieur. De longues tresses encadraient la figure charmante de ce grand vieillard de 137 ans, joli comme un jeune dieu, aux traits fins et obstinés, beau comme ce Mars que peignit dans l’Antiquité, sur Sol, un antique peintre en 2D du nom de Botticelli. Se pourrait-il qu’elle soit la Cypris de ce nouvel Arès ?
– Vous avez raison. Je vous promets de passer les voir au Perséphone dès mon retour à Munfayl, Uriel.
Elle marqua un silence avant de reprendre.
– Quel étrange destin que le vôtre ! Vous avez été laissé pour mort lors de la première guerre contre les Thargoïds, et voilà qu’on vous réveille juste à temps pour prendre part à un second conflit, qui menace une nouvelle fois de dévaster la galaxie. Quel mauvais œil vous poursuit ?
– Je connais des destinées moins enviables que la mienne, souffla le pilote.
Leurs visages s’étaient insensiblement rapprochés. Alexandra s’avança encore plus près du Black Bird d’autrefois, ressuscité d’entre les morts. Elle pouvait sentir son haleine. Elle croyait voir battre les artères de ses tempes. Elle imaginait le goût improbable de ce corps qui avait traversé le fleuve des enfers, et en était ressorti plus vivant que jamais.
Une voix retentit.
– Red vous attend, Madame. Les Fédéraux ont autorisé le décollage. La procédure est lancée. Il vous reste moins de dix minutes pour partir.
Alexandra se remit vivement debout. Depuis quand Luc Delavallée était-il à leurs côtés ? Il était livide…
De l’autre côté de la fenêtre, au pied du bâtiment, un météore errant explosa en silence en soulevant un champignon de poussière.